Gérer les risques
Aujourd'hui et demain

Risques industriels et environnementaux

Pénibilité : la prévention encore en chantier

La loi de 2010 sur les retraites a rouvert le chantier de la pénibilité en entreprises, au-delà du débat sur le controversé "compte pénibilité". Mais il ne lui a pas encore donné le coup de booster espéré.

Prévenir la pénibilité au travail ? Telle est, depuis longtemps, la tâche quotidienne des préventeurs qui s’efforcent de traquer et prévenir tous les risques professionnels. Mais la loi de 2010 sur la réforme des retraites a changé la donne : bien au-delà de l’instauration – controversée et reportée à 2016 – d’un  »compte pénibilité individuel » permettant éventuellement un départ anticipé en retraite, elle a généralisé l’obligation faite aux entreprises de prévenir la pénibilité. Depuis 2012, toutes les entreprises de plus de 50 salariés, dont 50% des effectifs sont exposés à des facteurs de pénibilité, doivent être couvertes par un accord d’entreprise (ou de branche dans certains cas), ou par un plan d’action de prévention de la pénibilité.

La preuve par dix facteurs de risques. Pour tracer la pénibilité, encore s’agit-il la définir. La réglementation a détaillé dix facteurs de pénibilité, classés en trois familles : est ainsi qualifié de pénible un travail exposé à des contraintes physiques marquées, à un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé du travailleur. Les manutentions manuelles de charges, les postures pénibles, les vibrations mécaniques, les agents chimiques dangereux, les températures extrêmes, le bruit, le travail en milieu hyperbare, le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes, le travail répétitif… rentrent ainsi dans les facteurs de pénibilité. « Mais pas, par exemple, les risques psychosociaux », relève Philippe Jandrot, directeur délégué aux applications à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).

Si la réglementation définit les facteurs de pénibilité, le Code du travail ne fixe pas, en revanche, de seuils d’exposition précis au-delà desquelles un facteur se transforme en risque avéré. « Car la pénibilité varie en fonction de l’intensité de l’exposition au risque et de sa durée », précise Martine Léonard, médecin-inspecteur du travail à la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) de Lorraine. Pour qu’un travail soit considéré comme pénible, il faut donc effectuer des tâches pénibles pendant un certain temps et avec un certain degré de répétition sur lesquels les partenaires sociaux doivent s’accorder. L’enjeu n’est pas négligeable : sans accord des partenaires sociaux sur des définitions précises, difficile de savoir si 50% du personnel sont, ou non, exposés à au moins un facteur de pénibilité. Ce qui mène parfois à des discussions interminables.

Deux secteurs particulièrement touchés. Martine Léonard et l’équipe des médecins en charge de l’enquête Sumer 2010 sur les risques professionnels en entreprise ont néanmoins tenté de cartographier la pénibilité en choisissant les valeurs qui leur semblaient les plus judicieuses pour mieux cerner l’importance du phénomène. Avec des résultats instructifs : deux secteurs sont particulièrement concernés – la construction, où plus de deux salariés sur trois sont exposés à des facteurs de pénibilité – et l’industrie extractive et manufacturière (55%), suivies par l’agriculture et l’assainissement, la gestion des déchets et la dépollution. Deux catégories socioprofessionnelles sont particulièrement touchées : les ouvriers qualifiés et non qualifiés, d’une part, les employés du commerce et des services de l’autre. Presque 70% des ouvriers sont en effet exposés à au moins un facteur de pénibilité. Et plus d’un quart à au moins trois facteurs. Les employés du commerce et des services constituent la deuxième catégorie la plus touchée, avec 47% d’exposition à un facteur de pénibilité (et environ 8% à trois facteurs), contre 39% pour les salariés en général (et environ 12% pour les cadres et les professions intellectuelles supérieures). Les expositions les plus nombreuses sont celles aux produits chimiques (14% des salariés), le travail répétitif (12%), puis le bruit et les postures pénibles. 

Pénibilité et organisation de l’entreprise. Mais l’étude Sumer 2010 fournit d’autres enseignements importants : les salariés les plus exposés aux facteurs de pénibilités réglementaires sont aussi, plus souvent que les autres, exposés à d’autres contraintes : des contraintes organisationnelles lourdes (comme devoir se dépêcher, être dans l’impossibilité de faire varier les délais), un manque d’autonomie dans leur travail (impossibilité de changer l’ordre des tâches, devoir faire appel à un tiers lorsque quelque chose ne va pas…) et un manque de moyen pour effectuer leur travail (non-remplacement…). Autrement dit, les facteurs de pénibilité, qu’ils soient reconnus réglementairement ou non, s’accumulent et se renforcent mutuellement. À l’inverse, agir sur l’organisation, et pas seulement sur les éléments de pénibilité « réglementaires » peut démultiplier les résultats positifs ! Un élément à prendre en compte dans les diagnostics de situation, indispensables à la mise en oeuvre des plans de prévention.

Le temps de l’action. Prévenir la pénibilité, c’est, en effet, d’abord établir une cartographie des facteurs de risques. En l’absence de seuils chiffrés, les partenaires ( Ministère, INRS, Carsat, etc..) ont mis au point des « fiches » sur la plupart des facteurs de risques, qui peuvent servir de base aux discussions entre partenaires sociaux. Elles sont consultables notamment sur le site gouvernemental « travailler-mieux.gouv ». Une fois cette cartographie établie, l’entreprise met en place un plan de prévention, qui doit obligatoirement s’adresser aux poly-expositions, entre autres, et prévoir des évaluations régulières. Chaque salarié doit en outre pouvoir « tracer » sa propre pénibilité.

Le lien délicat entre pénibilité et retraite. Quels ont été les effets de cette nouvelle législation ? « La loi est venue renforcer l’attention sur des risques professionnels et donc jouer un rôle de booster de la prévention », estime Philippe Jandrot à l’INRS. « Mais le paysage réglementaire n’est pas figé puisque les partenaires discutent encore de la mise en place du compte pénibilité  (un compte individuel qui permettra éventuellement au salarié de partir en retraite anticipée).  Il est donc trop tôt pour tirer un bilan (prévu pour entrer en vigueur au 1er janvier 2015, celui-ci a été reporté à 2016, NDLR). »Jean-Luc Collin, secrétaire national en charge de la vie au travail à la CFDT Mines-Métallurgie, et Vincent Bottazi, secrétaire fédéral, sont plus sévères : « Le nombre et la qualité des accords signés sont souvent décevants », jugent-ils. Pour eux, il est clair que la prévention de la pénibilité souffre d’avoir été liée à l’âge de départ en retraite, ce qui biaise les discussions, tant du côté patronal que salarial. « Bien sûr, il faut traiter le cas des salariés âgés ayant travaillé dans des situations pénibles », reconnaît Jean-Luc Collin. « Mais pour l’avenir, l’objectif doit bien être que tous les salariés arrivent à la retraite avec toute leur intégrité physique et mentale ! »

La compensation, sous forme d’un départ anticipé, devrait donc devenir l’exception. La seconde faiblesse du dispositif provient, selon les syndicalistes, des seuils (50 salariés, 50% des personnels concernés) qui, alliés à une notion trop floue des situations pénibles, ont produit au final peu d’accords. « Nous en avons moins que sur le travail des seniors ! », assure ainsi Jean-Luc Collin. Certaines entreprises, cependant, ont vraiment profité de l’occasion pour remettre en cause leurs pratiques et leur organisation. Telles des TPE du bâtiment ou encore l’usine Panzani de Marseille (voir encadrés).

Catherine Bernard

Lorsque le maintien en poste d’un salarié profite à tous

Gérant de la SARL Ayreault de travaux de maçonnerie générale et de gros oeuvre basée près de Mauléon (79), Christophe Ayreault a été directement confronté à la question de la pénibilité : l’un de ses salariés, à la carrière déjà bien remplie, s’est retrouvé handicapé, incapable de lever les bras au-dessus du niveau des épaules. « J’avais le choix entre la rupture du contrat de travail et l’adaptation du poste de travail. J’ai choisi cette dernière solution ! », explique-t-il, s’engageant du même coup dans une réflexion plus large sur la pénibilité. Réflexion qui, en réalité, ne lui était pas tout à fait étrangère puisque ce patron est, depuis longtemps, un adepte de l’utilisation des grues. « C’est sans aucun doute ce qu’il y a de mieux pour limiter la pénibilité au travail », confie-t-il.

Reste qu’il a dû passer à la vitesse supérieure. Conseillé et aidé par l’Association de gestion du fonds pour l’insertion des personnes handicapées (Agefiph) et la Caisse d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat), puis par l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP), il a investi dans trois tables à maçonnerie. Leur principe ? Une grue dépose les parpaings sur la table qui monte ensuite par simple pression sur un bouton à la hauteur choisie. Et donc, en permanence, réglée de la façon la plus ergonomique.La table remplace donc l’échafaudage traditionnel qui, pour sa part, ne s’élève que par paliers. Ce qui entraîne des situations inconfortable. D’autant que, généralement, il faut y monter les parpaings à la main.
Résultat, Tous les salariés sont vite devenus adeptes de ce nouvel équipement. Néanmoins, le chantier de la pénibilité n’est pas terminé pour autant. La SARL Ayreault va investir cet été dans des tables qui vont aider à fabriquer des longrines, à savoir les poutres en béton armé qui servent aux fondations. « En effet, la position de travail la plus pénible est celle que l’on adopte lorsque l’on monte les fondations », explique-t-il. Dorénavant, le salarié handicapé fabriquera donc les longrines en atelier.Ensuite, il les transportera sur le chantier pour les poser à l’aide d’une grue. L’investissement est conséquent. « En réalité, j’intègre ainsi un travail qu’il m’arrivait de sous-traiter. A terme, je devrais donc être gagnant », précise Christophe Ayreault.

Les pâtes au tamis

Avec 170 salariés travaillant en 3 x 8 et 7 jours sur 7, l’usine Panzani de Marseille (13) produit 90.000 tonnes de pâtes alimentaires chaque année. Les rythmes de travail, le bruit des machines, la chaleur dans certains endroits ou les vibrations mais aussi les manutentions sont les principaux facteurs de pénibilité mis en évidence par le plan de prévention adopté fin 2012 après une large discussion. Avec une particularité : cette usine bénéficie d’une grande fidélité de ses salariés puisqu’environ 100 des 170 salariés ont plus de 50 ans ! Un élément aussi encourageant que porteur de défis car il s’agit de permettre à ces salariés plus âgés de continuer à travailler dans de bonnes conditions.

Un premier atelier a servi de test à la démarche qui s’est voulue décidément concrète : celui du stock de pâtes nues où travaillent essentiellement des salariés âgés. « Ici, les nouvelles machines mises sur le marché n’ont pas vraiment évolué. Changer l’équipement n’est donc pas une solution », explique Nicolas Mérienne, le directeur du site. Pourtant, les manutentions sont contraignantes car les pâtes sont tamisées sur des grandes et lourdes grilles spécifiques à chaque type de pâtes, pour contrôler leur calibre. Quant aux pâtes refusées, elles s’accumulent dans des bacs qu’il faut ensuite manutentionner.

Avec la Caisse d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat) a été engagée une réflexion sur l’interaction entre l’homme et son environnement. Quelque peu théorique mais surtout bien vivante car tous les partenaires (Carsat, CHSCT, direction de l’usine, opérateurs concernés) sont descendus en atelier pour étudier la façon dont est organisé le travail. « Ceci a permis de prendre du recul et de se rendre compte de choses en réalité assez simples », poursuit le directeur de site. Pourquoi en effet utiliser près de 250 grilles différentes pour tamiser les différents types de pâtes ? Souvent, une grille peut servir à plusieurs familles de produits ! Or les changer régulièrement est pénible, certaines pesant près de 8 kg. Le nombre de grilles a été divisé par deux et ont été introduites des grilles plus légères. Pour les porter, des poignées ont été prévues de même que des chariots pour éviter les manutentions manuelles sur plusieurs mètres ou dizaines de mètres.
Quant aux bacs où tombent les pâtes non conformes, ils ont été rehaussés pour que les salariés n’aient pas à trop se baisser. Par ailleurs, un local de tamisage a été démonté, son utilité n’étant plus cruciale. « Cela fait un endroit de moins où changer les grilles et les nettoyer », poursuit Nicolas Mérienne. Au total, un budget d’environ 30 à 35.000 euros a été dégagé pour ces améliorations. Le pragmatisme de la méthode a séduit : elle sera bientôt appliquée à un atelier de conditionnement.

Désormais, le nombre de tamis a été réduit.
© Panzani
Désormais, le nombre de tamis a été réduit.
© Panzani

Les lauzes au monte-matériau

« Avant de prendre la succession de mon père, j’ai été manoeuvre dans son entreprise. A 20 ans, mon dos était déjà en compote ! D’ailleurs, mon père a dû s’arrêter de travailler pour la même raison ! », explique Samuel Martin, gérant de l’EURL Martin Couverture (4 personnes) est spécialisée dans les chantiers pénibles puisqu’elle rénove des toitures (charpentes et couverture) en lauzes, à savoir des tuiles de pierre épaisse. Normal, la société est basée à Quézac, en Lozère, autrement dit, en plein pays des lauzes !
« Souvent, nous intervenons dans des petits villages où il est impossible de passer le camion-grue », poursuit Samuel Martin. Pour limiter les manutentions lourdes, l’entreprise avait pris l’habitude d’entreposer les lauzes à changer dans le grenier même de l’habitation en chantier, où elles étaient retaillées avant d’être reposées. « Cela évitait d’avoir à les descendre plus les remonter sur plusieurs niveaux, mais cela n’évitait pas les manutentions. Ensuite, travailler sous la chaleur dans des greniers empoussiérés restait très pénible », ajoute Samuel Martin. Du coup, l’entreprise a investi dans un monte-matériaux. Dorénavant, les lauzes sont descendues à la machine, retravaillées en bas et remontées de la même façon. « C’est moins pénible et cela prend trois fois moins de temps !  »

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