Gérer les risques
Aujourd'hui et demain

Risques industriels et environnementaux

États et organisations criminelles : « une concurrence entre deux ordres »

Le criminologue Alain Bauer fait le point sur le nouveau visage du crime organisé dans le monde. Les mutations de ce dernier sont autant de défis à relever par les États.

Info.expoprotection.com : Quelles sont les principales mutations de la criminalité ces dernières années ? S’adapte-t-elle à la mondialisation ?

Alain Bauer : « Des atteintes aux biens en baisse importante mais marquées par une poussée de la cybercriminalité et une progression constante des atteintes aux personnes, notamment les agressions non crapuleuses. Des entreprises qui sont des cibles, non seulement pour leur production mais aussi pour leur image, leur valeur, leur recherche… Le crime, structurellement et culturellement, est organisé selon les règles de l’économie de marché. L’entreprise criminelle est une entreprise comme les autres, pratiquant l’intégration verticale et horizontale, intéressée aux nouveaux concepts de management, développant l’incentive pour ses personnels, investissant dans la recherche/développement, recyclant et refinançant sa trésorerie. Tout au plus pourrait-on lui reprocher une gestion de la concurrence quelque peu expéditive. Longtemps le crime fut spécialisé. Chaque organisation criminelle s’occupait d’un secteur particulier et laissait à ses homologues le soin d’investir d’autres domaines. Seuls les territoires étaient affaire de monopole par secteur. Puis, par capillarité, appât du gain ou agacement devant une cohabitation géographique imposée, proxénètes et trafiquants d’alcools se sont rapprochés, contrebandiers et faussaires ont commencé à dialoguer. Les opérateurs de stupéfiants se sont imposés au rythme des prohibitions nationales faisant suite à autant de laxisme étatique sur la question de l’opium que sur celle de la cocaïne. Il fut même un temps où les États occidentaux étaient les principaux dealers du monde, allant jusqu’à organiser une guerre contre un État souverain qui avait osé, le premier, interdire les stupéfiants : la Chine de Tseu Hi. » 

Info.expoprotection.com : Peut-on dater l’apparition de cette « globalisation du crime » ?

Alain Bauer : « La globalisation du crime est un mouvement entamé parallèlement à l’ouverture des frontières géographiques et au développement des flux migratoires et financiers permettant l’interconnexion entre criminalité locale et d’origine italienne, irlandaise, polonaise, mais aussi basque, israélienne, albanaise, vietnamienne, chinoise, japonaise, etc. Les populations migrantes, dans leur plus grande partie (Afrique, Chine, Irak, Afghanistan…), sont les premières victimes des organisations criminelles mais masquent aussi l’implantation de groupes se dissimulant derrière de légitimes opérations humanitaires. Chacune choisit des points d’ancrage dans les nouveaux mondes – États Unis, Canada, Australie –, puis se développe et s’enracine dans un complexe mouvement d’accords locaux, d’expansion plus ou moins violente, de consolidation territoriale, d’intégration avec les organisations criminelles autochtones. À cet égard, « l’ennemi intérieur criminel » s’appuie naturellement, après une phase de confrontation, sur des groupes locaux, qu’ils soient dominés ou bien ravis de cette opportunité d’expansion. Il en fut ainsi des Irlandais à New York, des Chinois dans l’Ouest américain, des Italiens ou des Russes sur la façade atlantique des États-Unis.

L’ouverture des frontières physiques, la dérégulation des économies et des investissements, la multiplication de bases off-shore pour l’optimisation fiscale (joli nom donné à la fraude), l’hypocrisie des États face à des confettis politiques (Bahamas, Chypre, Monaco, Luxembourg, Îles anglo-normandes, etc.) qui permettent de gérer corruption, rétrocommissions et fraudes en tout genre, ont permis au crime organisé de se connecter sur le même tuyau. Ainsi, rien de plus facile aujourd’hui que d’écouler le produit issus des opérations de trafic d’êtres humains ou de morceaux humains, de stupéfiants, d’œuvres d’art, de faux de toute nature (surtout médicaments, mais également pièces détachées, disques, groupes électrogènes, etc.). Faute de frontières et de gardes-frontières, physiques ou immatériels, la globalisation a renforcé les organisations criminelles, leur a permis de trouver des alliés, de créer de nouvelles filiales, d’investir de nouveaux marchés et de conquérir de nouvelles cibles. Elle a aussi permis à ces structures de s’enraciner dans des États « échoués », ou en voie de l’être (comme la Somalie), incapables d’assurer leurs missions vitales et donc livrés à l’anarchie, à la corruption et aux luttes intestines. États incestueux, où crime et administration cohabitent au prix d’une dramatique saignée sur l’économie nationale (Japon, Thaïlande, Argentine) ; états gangrénés (Pakistan, Italie, Albanie, Chine…), où les politiques de lutte contre la criminalité sont encore embryonnaires ou peu lisibles, peuplent nos univers médiatiques sans vraiment éveiller ni notre curiosité, ni nos inquiétudes. Partout opérateurs anciens et nouveaux évoluent, s’affirment, se combattent sous l’œil tantôt désabusé, tantôt interloqué des pouvoirs d’État. »

« La globalisation du crime est un mouvement entamé parallèlement à l’ouverture des frontières géographiques et au développement des flux migratoires et financiers »

Info.expoprotection.com : Il y a donc eu mutation du crime en termes d’organisation. Le financement des organisations criminelles a-t-il également changé ? Où trouvent-elles leurs sources de financement ?  Quelle est leur puissance financière réelle ?

Alain Bauer : « En 2010, le crime a échappé à la récession et affiche toujours un taux de croissance très élevé tant dans ses secteurs traditionnels que dans de nouveaux domaines qui s’ouvrent à lui comme celui de l’hybridation entre opérateurs “politiques” et organisations criminelles.  Il ne s’agit plus seulement de la collecte d’un impôt révolutionnaire permettant de financer les activités de “résistance” de type IRA, OLP, PKK ou ETA, mais d’un développement d’activités criminelles intégrées. Les organisations criminelles de Bombay ou de Karachi sont aussi des opérateurs au bénéfice de groupes politiques basés au Pakistan. Des opérateurs de la Camorra ont avoué leurs liens avec des groupes radicalisés agissant au nom de l’islam salafiste mais assassinent aussi leurs concurrents en Allemagne (Ndrangheta). Certains groupes anti-talibans d’avant la “libération” de l’Afghanistan et des groupes pro-talibans post-guerre se financent aujourd’hui tous deux par la production de stupéfiants.

En Europe communautaire, Europol reconnaît désormais, dans ses rapports annuels, l’émergence accélérée d’organisations criminelles se confrontant avec les États et développant des relations avec des groupes extracommunautaires, particulièrement la maffiyah turque ou sa filiale bulgare. Les groupes criminels tchétchènes ont, quant à eux, survécu à l’anéantissement partiel du pays et étendent discrètement leur influence en Europe. Les organisations criminelles ont même appris à se faufiler dans les interstices de la lutte contre le terrorisme, comprenant rapidement que la réorientation des moyens policiers de l’une vers l’autre ne pouvait que leur profiter. Les modifications géographiques, la friabilité des territoires et des frontières, la dynamique des flux et des trafics, la déstabilisation induite par la crise financière mondiale sont autant de facteurs d’accélération et de renforcement des implantations des organisations criminelles. Il ne s’agit plus d’un conflit entre ordre et désordre mais de l’affirmation d’une concurrence entre deux ordres, disposant de structures et de règles et combattant pour le contrôle d’un même espace et le monopole de mêmes marchés. Et nous sommes paradoxalement aveugles ou amnésiques, alternativement ou simultanément, face à des évolutions souvent perceptibles, fréquemment annoncées et dont les effets sont généralement dévastateurs. »

« Les modifications géographiques, la friabilité des territoires et des frontières, la dynamique des flux et des trafics, la déstabilisation induite par la crise financière mondiale sont autant de facteurs d’accélération et de renforcement des implantations des organisations criminelles »

Info.expoprotection.com : À vous écouter, on a l’impression que les menaces et les organisations criminelles changent, évoluent vite. Qu’elles s’adaptent vite à leur environnement et à ses évolutions. Plus vite que les États qui, souvent, les méconnaissent…

Alain Bauer : «  Comme le rappelait en septembre 2007 une note d’alerte du Département des recherches sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC) de l’Institut de criminologie de Paris : “Dans un monde instable et chaotique, les évolutions sont brutales, les mutations fréquentes, les hybridations, quotidiennes. L’ère de l’ennemi lourd, stable et lent – donc identifié – est révolue. Qui au Japon connaissait la secte Aum Shinrikyo avant l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo ? Qui aux États-Unis avait repéré la minuscule scission des Branch Davidians (elle-même issue des Adventistes du VIIe jour) avant les 170 morts d’Oklahoma City ? Qui y savait le sens du mot Salafiya avant les attentats de Nairobi et Dar es-Salaam ? Qui se doutait qu’une modeste jamaa islamiya nommée Fatah al-Islam infligerait 140 morts à l’armée libanaise – soutenue explicitement par les États-Unis et en douce par Israël – avant de disparaître, nombre de ses guerriers et cadres s’étant volatilisés lors de la prise de Nahr el-Bared ? Qui en Afrique connaissait le nom de la milice Janjawid avant les massacres du Darfour ?” On peut aisément en prolonger la liste. Qui avait traduit, et encore moins lu, aux États-Unis, la Déclaration de guerre à l’Amérique publiée en août 1996 par Oussama Ben Laden ? Qui avait compris la force des mollahs iraniens avant 1979 ? Qui a vraiment pris la peine de lire le rapport complet de la commission d’enquête du Congrès américain sur le 11-Septembre, récit tragi-comique d’une déstructuration volontaire de l’appareil de renseignement de la plus grande puissance mondiale ?

Menaces, risques, territoires, organisations, tels que calibrés depuis le traité de Westphalie, ont profondément changé de nature. Ce changement de dimension, la révision brutale des géographies physiques et culturelles du crime, sont autant d’évolutions difficiles à intégrer pour des États habitués aux logiques des Yalta qui, jusqu’en 1989, régissaient le monde. On trouve ainsi de véritables mafias (japonaises, chinoises, italiennes, turques) qui pratiquent l’initiation et l’organisation clanique, affirmant un lien indissoluble entre territorialisation et tribalisation, des organisations criminelles transnationales, rassemblements plus ou moins structurés de volontés individuelles et de mercenaires rassemblés en réseaux, ainsi que des nébuleuses hybrides, changeant de nom ou de mode opératoire en fonction des événements. »

Alain Bauer est :

– président du Conseil d’orientation de l’observatoire national de la délinquance et des réponses pénales dont la responsabilité est de publier les statistiques criminelles et d’organiser l’enquête nationale annuelle de victimation. 

– professeur de criminologie au Conservatoire national des Arts et Métiers,
au Collège de Justice criminelle de New York et à l’université de droit de Beijing.

– président du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques
dont la vocation est de regrouper et coordonner les institutions de formation
publiques et de mutualiser le financement de la recherche sur les questions
de défense et de sécurité.

Les entreprises victimes à leur tour

 

Longtemps, seuls les centres de production étaient la cible des opérateurs criminels. Attentats, destructions et menaces se focalisaient sur l’outil industriel. Puis les expatriés furent considérés comme des atouts importants et les enlèvements commencèrent. Les centres de distribution connurent aussi leur vague de menaces. Depuis le 11 septembre 2001, les administrations, les centres de contrôle des réseaux de communication, informatiques, boursiers, les passagers des avions « transportant » l’expérience humaine des entreprises
sont devenus des objectifs au même titre que les bâtiments militaires ou les centres de décision des pouvoirs publics.

 

Si les sociétés de sécurité privée se sont largement développées, bien avant ces événements, en profitant du désintérêt ou du retrait des opérateurs publics étatiques, le changement de niveau des menaces, l’élargissement du spectre de l’activité criminelle – des personnes aux bâtiments et aux réseaux de communication –, en tenant beaucoup moins compte de l’outil de production, a imposé un nouvel acteur, à son corps défendant, de l’espace criminel :
l’entreprise. Qu’il s’agisse d’espionnage industriel, de prédation des brevets ou des technologies, de protection du fret ou des ingénieurs, de préservation des investissements ou de protection contre le blanchiment, les entreprises sont désormais impliquées à grande échelle dans les combats contre le crime.

 

Le secteur bancaire, englué dans ses règles de « compliance » et totalement ouvert aux risques qu’on feint de ne pas voir, tant l’espace off-shore lui est devenu indispensable et le hors-bilan interdit aux entreprises classiques, nécessaire à l’amélioration tendancielle du taux de profit virtuel hors régulation par la crise, n’échappe pas à la confrontation.

 

Les organisations criminelles, depuis l’opération des faux prêts immobiliers au Japon il y a vingt ans, ont parfaitement compris les failles d’un secteur qui, en se dérégulant à marche forcée, a ouvert ses portes à toutes les opérations illégales, créant même la plus grande « blanchisserie d’argent sale » mondiale dans le golfe Persique. Les services canadiens s’alarment de l’implication du crime organisé dans la fraude hypothécaire, que la police britannique chiffre à au moins 870 millions d’euro par an au Royaume-Uni.

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