Gérer les risques
Aujourd'hui et demain

Santé et qualité de vie au travail

Le présentéisme, symptôme d'une mauvaise organisation de l’entreprise ?

Interview de Jehanne Essa, préventrice, membre du réseau Santé et Qualité de Vie au Travail de Nouvelle-Aquitaine et enseignante vacataire à l’Université de Bordeaux. Elle explique ce qu’est le présentéisme, ses dérives et comment l’éviter.

Quelles situations de présentéisme avez-vous rencontrées ?

Je me souviens d’Arnaud [tous les noms ont été volontairement changés pour respecter l’anonymat des personnes, NDLR]. Dans le cadre de son master 2 en alternance, il était apprenti en gestion de projets. D’emblée, ses collègues lui indiquèrent que, dans cette entreprise, on ne comptait pas ses heures. Pas le choix : pour y faire sa place, il fallait accepter de grosses journées de travail. Comme si l’investissement dans le travail se quantifiait au nombre d’heures passées au bureau plutôt qu’à la réelle valeur apportée.

Comment ce comportement collectif s’impose-t-il ?

Les collègues d’Arnaud veulent s’assurer que l’entreprise passe en priorité, devant la vie privée. Ainsi, Arnaud sera bien vu car, en plus de son niveau et de son sérieux, il se montre disponible et présent. Ses collègues peuvent donc compter sur lui. Par conséquent, il s’est bien intégré à l’équipe. En revanche, Arnaud a manqué de temps pour boucler son mémoire et préparer ses partiels. Il a fini ses études au bord du burn-out.

Un autre exemple ?

Dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), Mathieu, 30 ans, est à la fois infirmier et manager de deux équipes d’aides-soignants. Comme il y a un manque chronique de personnel, les équipes en place sont surchargées. Sans compter qu’elles exercent un métier émotionnellement éprouvant : toilettage, décès, démence, etc. Par solidarité, Mathieu fait un double emploi : non seulement il remplace les personnes manquantes mais il continue aussi de gérer les deux équipes. Il emporte alors tout le travail possible et imaginable chez lui le soir et le week-end. Ce sur-investissement l’a conduit à devenir progressivement très irritable et, paradoxalement, peu disponible car surchargé. D’où un sérieux problème relationnel avec ses équipes qui n’avaient pas conscience de sa détresse.

En fait, comment définiriez-vous le présentéisme ?

Par le fait d’être exagérément disponible pour l’entreprise, la direction, la hiérarchie ou les collègues. La personne est sur-présente au niveau physique dans l’entreprise mais aussi au niveau virtuel par mail et téléphone à l’extérieur de l’entreprise. Le présentéisme consiste même à venir travailler alors qu’on est malade ou en début d’épuisement. Souvent par solidarité envers l’équipe. Par ailleurs, le présentéisme consiste aussi à être présent physiquement au travail mais absent au niveau de la productivité.

Comment le présentéisme se met-il en place ?

En raison du forfait jour, les cadres français n’osent pas débaucher tôt car le collectif entretient la culture d’une organisation du travail suggérant de travailler au moins 10 heures par jour, sous peine d’être perçu comme non rentable pour l’entreprise. C’est ainsi que cette culture de l’auto-conditionnement s’installe.

Jusqu’à quelles extrémités le présentéisme peut-il conduire le salarié et son service ?

Jusqu’à une crise sociale. L’engrenage démarre par une personne qui craque. Ses collègues devront prendre sa charge de travail sur leurs épaules. Comme tout le monde travaille en flux tendu, cela aboutit à une crise sociale. Cette situation dégradée va persister. Un jour, c’est l’ensemble de la chaîne de valeur qui va s’effondrer tandis que la direction générale n’en a pas forcément pris conscience.

A quels risques s’exposent le patron et les managers d’un salarié « présentéiste » ?

L’employeur a une obligation de résultat en santé et sécurité pour ses collaborateurs. Mais les situations touchant aux risques psychosociaux (RPS) ne sont pas faciles à discerner. Par exemple, si un salarié est en situation de divorce, difficile de savoir s’il craque à cause de sa situation personnelle qui se répercute sur sa situation de travail ou à cause des relations avec son équipe. Dans tous les cas, les entreprises doivent être à l’écoute de leurs salariés avant que n’éclate la crise.

Quelle organisation faut-il mettre en place pour éviter de tomber dans le piège du présentéisme ?

A titre individuel, chacun peut être acteur de son bien-être en apprenant à hiérarchiser ses priorités : tout n’est pas urgent. Il est alors essentiel de prendre du recul et oser remonter les problèmes organisationnels au manager en veillant à proposer des solutions. Il faut donc communiquer au lieu de s’enfermer. Ensuite, le directeur (ou le manager) doit prendre soin de lui, de sa santé, de sa forme, de l’équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie privée. Cette culture collective se répercutera en cascade vers les managers et les salariés qui se sentiront autorisés à en faire de même. A un niveau collectif, l’entreprise peut aussi créer des espaces de sport ou organiser des activités volontaires d’échauffement auxquels participent également les hauts cadres. Mais surtout, il faut développer un management de la confiance à tous les niveaux. Souvent, les solutions proviennent des salariés intéressés. Il faut les écouter. Par ailleurs, la direction générale peut aussi confier à un préventeur externe le soin d’organiser régulièrement des enquêtes d’analyse sociale, en veillant à la confidentialité des réponses. C’est ainsi que l’on évite les crises sociales.

Propos recueillis par Erick Haehnsen

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